1° Le Village

Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu’on eût pu voir ; ses parents en étaient fous, et le reste des villageois plus fou encore. Tant qu’on lui offrît pour son anniversaire une mante en peau de cerf.
La bête avait été traquée dans la sylve d’à côté, un bois profond que plusieurs considéraient comme sacré.
On avait reproché aux gens du village de gâcher leurs énergies : car le monde était en guerre, et ce n’était point le temps de chasser quand l’ennemi se trouvait à nos portes.
On leur avait également reproché de s’être rendu dans ce bois, et on craignait une punition divine pour avoir abattu un animal saint.
Mais quand la fillette eût enfin revêtue son cadeau, une volupté inexplicable fleurit dans le cœur des villageois. La mante en peau de cerf lui seyait si bien qu’on tut les récriminations.

La jeune fille à la mante se baladait souvent, et rendait visite aux commerçants du coin comme on part cueillir des fleurs. Elle semblait semer le bien-être sur son chemin, pareille euphorie n’avait été connue dans le Village que depuis qu’elle se couvrait de cette peau de cerf.

Un jour qu’elle fût partie à sa promenade, elle surprit un vieil homme au carrefour, qui
marchait les yeux fixés sur ses pensées, sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit, seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées et le dos battu par le vent.
C’était l’aube, à l’heure où blanchit la campagne. Il alla vers la jeune fille à la mante, lui tendit un bouquet de houx qui fanât lorsqu’elle le prit entre ses doigts.
Il considéra, muet, la peau de cerf qui la recouvrait. Il porta son doigt à sa bouche, regarda avec indulgence la fillette, ferma les yeux et disparut.

Bouleversée, la jeune fille prit la décision de rentrer chez elle. Elle s’égara sur le Chemin des Bruyères, l’esprit tourmenté par la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc des chênes, le cœur déchiré par l’idée qu’on lui veuille du mal et le regard souvent attiré par le clocher solitaire qui s’élevait au loin. Elle marchait à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans sa chevelure, ne sentant pas la pluie qui s’était mise à tomber.
Quand elle parvint à sa maison, elle s’effondra, pleura, raconta tout à ses parents et aux curieux qui s’étaient rassemblés, désireux de savoir ce qui rendait si triste une si belle jeune fille.

Le jour suivant, la féerie qui s’était installée au sein du Village disparut. Les villageois étaient déboussolés : durant la nuit, un bois avait poussé alentour. Quand on croyait en avoir enfin atteint le bout, on se retrouvait dans le Village. Ils étaient coupés du reste du monde.
Vint ensuite une semaine complète d’inquiétude, où tout espoir que le bois disparaisse fut vain. Comme une folie gagna le Village, et, à l’aube du septième jour, on éleva au carrefour un énorme feu et une croix, où l’on crucifia la jeune fille à la mante. La mort l’emporta avant même que les flammes ne consument son corps.

On croyait qu’ainsi le Ciel nous pardonnerait nos pêchés et le meurtre du Cerf, l’animal saint dont on avait offert la peau en cadeau à la fillette. Or, la situation devint encore plus brûlante : dans chacune des familles du village, on se découvrit des pouvoirs surnaturels.
Si on craignait ces dons au départ, on ne tarda pas, ensuite, à en abuser.
Toutes les familles tentent, depuis, de mettre la main sur le pouvoir, allant à la conquête de chaque maison, de chaque commerce, de chaque coin de rue… Espèrent-elles ainsi se libérer de la malédiction ?

On dit aujourd’hui que le cerf qu’on entrevoit parfois, bondissant ça et là dans le Village, ne serait rien d’autre que l’âme réincarnée de la jeune martyre.